« Tous ceux qui le souhaitent et dont le lieu de travail le permet devraient pouvoir travailler à domicile, même lorsque la pandémie de coronavirus sera terminée »
(Tabloïd Bild am Sonntag, dimanche 24 avril 2020)
En Allemagne, on estime à 8 millions de personnes, soit 25 % de la population active, qui télétravaillent, soit une augmentation de 12 % par rapport à la situation d’avant la pandémie due au covid-19. En effet, ce chiffre s’élevait à 19 % en 2009 (Commissariat général à l’égalité des territoires).
Hubertus Heil a ajouté que dans la mesure du possible, tous les employés pourront à l’avenir demander à travailler depuis leur domicile, soit en passant complètement au bureau à domicile, soit uniquement un ou deux jours par semaine, tout en s’empressant de préciser que son projet de loi contiendrait des mesures visant à empêcher des dérives de ce nouveau système afin de protéger la vie privée des télétravailleurs.
Il a précisé qu’il ne s’agira nullement de forcer les entreprises à user du télétravail mais de mettre en place un outil légal permettant de protéger efficacement les travailleurs qui souhaiteront basculer complètement dans le travail à domicile.
Voilà une proposition qui doit être jugée souhaitable pour peu que l’on renforce les mesures visant à protéger les droits de tous ceux qui voudront recourir à un ce dispositif à titre permanent.
Si une telle perspective ne peut que réjouir plusieurs salariés, surtout de l’hexagone où le chiffre des personnes recourant au télétravail va sans cesse croissant, il convient de ne pas omettre la réalité du télétravail, tant dans ce qu’on peut considérer comme ses avantages que ses désavantages (II). Toutefois, un bref rappel historique de l’avènement du télétravail ainsi que ses caractéristiques permettent de restituer la question sur une échelle plus vaste (I) afin de mesurer au mieux son évolution.
Contexte historique de la question du télétravail
D’évidence, la tertiarisation de l’économie a permis l’essor du travail à domicile. Des nombreuses expériences furent lancées dans divers pays européens dans les années quatre-vingt, sans que le succès escompté soit au rendez-vous.
Les principaux facteurs d’échec étaient liés à l’opposition des syndicats, au coût des nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC), aux méthodes de management et à l’organisation du travail d’alors (Europe Sociale, 1995, 65). Il faut attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour constater l’envol du télétravail.
Le télétravail désigne classiquement une activité professionnelle exercée en tout ou en partie à distance des locaux de l’employeur et faisant usage des technologies de l’information et de la communication (Korte et Wynne, 1996). Si les notions de distance (lieu de travail) et l’usage des NTIC sont fondamentales dans la définition du télétravail, d’autres études estiment nécessaires d’inclure également le niveau de connaissances requis (typologie de travail) pour effectuer le travail (Daniels, Lamond et Standen, 2001, 1155).
En général, on peut caractériser le télétravail de 3 manières, soit :
- en fonction du lieu de travail – distinction entre les télétravailleurs à domicile, les travailleurs mobiles (le plus fréquemment chez le client, qu’on appelle également les « salariés mis à disposition ») et les travailleurs sédentaires (travaillant principalement au siège de la société ou dans l’une de ses dépendances);
- en fonction de la fréquence du travail (distinction entre le télétravail permanent, alterné et/ou occasionnel);
- en fonction du statut (distinction entre les travailleurs salariés et les travailleurs dit indépendants).
Il est frappant de constater l’ampleur du phénomène télétravail en Europe depuis les années 2000. En l’an 2000, il y avait plus de dix millions de télétravailleurs, avec une proportion plus forte pour les pays nordiques : plus de 15% de la population active scandinave étaient des télétravailleurs pour 3% à peine en France ; 30 % de la population active scandinave pratiquent du télétravail en 2009 contre 8,4% en France (Commissariat général à l’égalité des territoires).
A travers ces chiffres, on constate que le télétravail bénéficie d’une image globalement positive parmi l’ensemble des travailleurs. On lui accorde ainsi de multiples vertus (gain de productivité et d’autonomie ainsi qu’une meilleure conciliation de la vie privée, familiale et professionnelle).
Cependant, il n’est pas exagéré de relever, déjà à travers certaines études, un certain nombre de conséquences en termes d’isolement social (Cooper et Kurland, 2002), d’implication et de socialisation (Taskin et Delobbe, 2002), ou encore de conflits entre sphère privée et professionnelle (Raghuram, 2001).
Face à cette double réalité, rien ne vaut toutefois la parole donnée aux télétravailleurs eux-mêmes sur la réalité de la pratique.
Le constat moderne du recours au télétravail
Le télétravail, depuis ses origines, est une forme de travail promue par les industries du secteur de l’informatique et de la communication. À l’heure actuelle, alors que les promoteurs n’ont pas particulièrement changé, le télétravail s’est progressivement inscrit dans une politique de flexibilité. Il est à espérer que la pandémie due au covid-19 contribuera à transformer cette pratique en une véritable forme d’organisation normale et pérenne de travail.
Il convient toutefois de rappeler les différents constats émis par les télétravailleurs habituels eux-mêmes sur la réalité même de la pratique.
En effet, l’Observatoire du télétravail et de l’ergostressie (Obergo) avait publié le 16 mai 2018 une étude sur les impacts du télétravail réel et avait, à cet effet, questionné plus de 500 salariés pratiquant le télétravail à domicile.
De cette étude, il en ressortait principalement que si les participants à l’enquête étaient globalement satisfaits de la pratique du télétravail, plusieurs d’entre eux pointaient certains aspects négatifs de la pratique, à savoir :
- Une augmentation ressentie du temps de travail, soulignée par 57 % des sondés.
Certains l’expliquent par une disparition de la perte de temps en transport (en moyenne 1h25), en particulier le matin ; par une absence d’interruption continue durant le travail, en particulier pour ceux qui travaillent en open space ou encore par une diminution du temps de pause. D’autres l’expliquent par un sentiment de culpabilité qui les oblige à travailler davantage afin de combattre l’accusation de « téléglandouille » dont ils peuvent faire l’objet.
- Une augmentation des coûts personnels engendrés par l’activité professionnelle, ressentie par 28 % des sondés. Ils mettent ainsi en avant le trop faible remboursement des dépenses liées au télétravail : »Ces remboursements se limitent, en général, à 50 % de l’abonnement fibre ou ADSL et à une prime (soumise à charges sociales et impôts) de deux à cinq euros par jour de télétravail pour une prise en charge des autres frais (chauffage, électricité, …)» ;
- Une augmentation de la charge de travail, ressentie par 25% des salariés qui télétravaillent plus de deux jours par semaine, et 13 % pour les salariés télétravaillant un ou deux jours.
A ce titre, les effets négatifs sur la rémunération et la carrière sont ressentis par 24 % des salariés télétravaillant plus de deux jours par semaine et 5% pour les salariés télétravaillant un ou deux jours. L’enquête en déduit qu’il est déconseillé de télétravailler plus de deux jours par semaine ;
- Une difficulté d’adaptation et de conciliation de sa vie privée, familiale et professionnelle, relevée par certains télétravailleurs. « Si je ne réponds pas au téléphone, je risque d’être en difficulté et d’avoir à me justifier. Je confirme qu’au bureau, on est plus libres de ses horaires et on peut prendre facilement deux heures pour déjeuner », raconte une experte formation.
Les horaires et jours de télétravail sont donc finalement assez classiques, calqués sur ceux du travail au bureau. Les télétravailleurs peuvent ainsi s’autoriser éventuellement un décalage de l’heure de début de travail lié au temps de trajet gagné : « Ce n’est pas étonnant, note l’Obergo, car le télétravail est de plus en plus réglementé par les accords d’entreprise et les contrats individuels et les télétravailleurs doivent se plier aux horaires collectifs suivis par les autres salariés (respect des plages de disponibilité, obligation d’être joignables par les autres salariés, …) ».
Malgré ce constat, l’enquête révélait tout de même que parmi les 57 % de personnes interrogées qui estimaient que leur temps de travail avait augmenté, 97 % considéraient que la qualité de leur vie familiale s’était améliorée et 90 % que la qualité de leur vie en général (au travail et hors du travail) étaient plus satisfaisante.
Il conviendra, une fois le déconfinement effectué, de mettre à jour l’enquête de l’Obergo en y adjoignant une analyse de la pratique du télétravail pendant le confinement pour déterminer le degré de stabilité des conclusions de l’enquête.
L’accoutumance au télétravail, pour certains travailleurs, pendant cette période historique de confinement déterminera, dans une large mesure, les futures mutations de la généralisation du télétravail à une échelle plus vaste.
Il n’en demeure pas moins que la proclamation du télétravail comme un droit ouvert à tous les travailleurs ne sera perçue comme une innovation majeure qu’à condition que les aspects négatives qui lui sont attachés soient profondément corrigés, sinon éliminés. Sur ce point, seul l’avenir nous le dira.