Categories
Commentaire

L’Inspection du travail française, un modèle à repenser

27 avril 2020. Le quotidien Libération publiait une Tribune, « Pour l’indépendance de l’Inspection du travail et la réintégration immédiate d’Anthony Smith », écrite et cosignée par un « collectif de responsables politiques, syndicalistes, militant-es associatif-ves, féministes, artistes, intellectuel-les ». Force est de souligner le prestige des signataires : Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT ; Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature ; Jean-Luc Mélenchon, président du groupe LFI à l’Assemblée ; Olivier Faure, premier secrétaire du PS…

L’objet de cette tribune était de rappeler que depuis le 15 avril 2020, Anthony Smith, inspecteur du travail du département de la Marne, ancien secrétaire général de la CGT-TEFP et membre de son bureau national, était mis à pied par la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, et fait l’objet d’une procédure disciplinaire pour avoir « [méconnu] de manière délibérée grave et répétée les instructions de l’autorité centrale du système d’inspection du travail concernant l’action de l’inspection durant l’épidémie de Covid-19»…

Par-delà ce cas personnel dont on ignore pour l’instant l’alpha et l’oméga du problème, il n’est en réalité pas inintéressant de revenir sur la réalité d’une institution qui ne cesse de susciter des interrogations à plus d’un titre.

Car, si personne aujourd’hui ne remet en cause l’utilité de l’Inspection du travail (I), il convient néanmoins d’être réaliste et de souhaiter qu’elle poursuive sa mutation (II) pour maintenir sa pertinence, en particulier face à un marché du travail qui ne cesse de se transformer.

I. L’utilité incontestable de l’Inspection du travail

L’Inspection du travail, qui tire sa légitimité d’un contexte historique peu favorable aux travailleurs (i), s’est progressivement étendue dans le monde puis cristallisée en deux modèles (ii).

(i) Aux origines glorieuses de l’Inspection du travail

Les premiers corps professionnels d’inspecteurs du travail apparaissent en Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Leur mise à pied part d’un constat simple : inutile d’adopter des législations protectrices des travailleurs s’il n’existe aucun moyen de contrôle desdites règles dans l’entreprise.

Le pionnier a été l’Angleterre. Une première législation sur le travail dans les mines est adoptée en 1842 après les révélations d’une commission parlementaire qui décrit des conditions de travail épouvantables.

Pour l’adopter, il a fallu que 26 enfants – filles et garçons de 8 à 16 ans – trouvent la mort dans la mine Huskar à Silkstone (Yorkshire) en 1838. La loi reste largement inappliquée. Il faut attendre 1872 pour qu’une nouvelle loi prévoie la possibilité d’emprisonner les chefs d’entreprise en cas de délit grave contre la sécurité. Les ouvriers obtiennent ainsi que les mineurs eux-mêmes puissent désigner leurs représentants avec notamment la mission d’inspecter les mines et de relever les manquements.

La contagion gagne l’Europe. Des systèmes d’inspecteurs délégués seront mis en place à des dates différentes. En France, une loi est adoptée le 8 juillet 1890, cinq ans après de laborieuses tractations parlementaires et surtout après la catastrophe des puits Verpilleux et Saint- Louis dans le bassin de la Loire (207 des 214 mineurs périrent). Le parlementaire Jean Jaurès joua un rôle clé dans l’adoption de cette loi.

(II) Une diversité de modèle à travers le monde

C’est en 1947 que l’Organisation Internationale du Travail (OIT) a adopté sa Convention sur l’Inspection du travail (n° 81) qui fixe les principes généraux concernant la structure et les fonctions des systèmes nationaux d’inspection.

Au 1er janvier 2019, 146 États membres de l’OIT (soit près de 80 % d’entre eux) avaient ratifié la convention (nº 81) sur l’Inspection du travail, 1947 (Cf. Site internet de l’OIT).

Il est à observer que les différentes inspections du travail sont considérées comme soit généralistes, soit spécialisées, les premières exerçant un mandat plus large que celui limité à la santé, à la sécurité et à l’environnement de travail – La santé et la sécurité au travail sont les seuls champs d’intervention communs à tous les systèmes d’inspection – (Richthofen W. Labour inspection : a guide to the profession, Geneva, International Labour Office).

Les inspections du travail généralistes sont typiques des pays d’Europe du Sud tels que la France, l’Espagne et le Portugal, tandis que les inspections du travail spécialisées répondent davantage au modèle anglo-scandinave.

Hormis cette dichotomie « modèle généraliste/modèle spécialisée », les systèmes d’inspection du travail peuvent aussi être qualifiés de simples, duaux ou multifonctionnels, selon qu’ils assument une seule ou plusieurs de ces fonctions.

On rencontre les systèmes simples par exemple au Royaume-Uni, en Irlande, au Danemark et en Suède. Différentes formes de systèmes duaux existent en Allemagne, aux Pays-Bas, en Bulgarie et dans les États baltes, où, en plus de la santé, de la sécurité et du bien-être, ils traitent toute une série de questions ayant trait aux conditions générales de travail.

Les systèmes multifonctionnels sont caractéristiques des pays latins comme la France et l’Espagne.

Face aux mutations du marché du travail et la complexité croissante de ses enjeux, il devient crucial de définir clairement les priorités et stratégies de l’Inspection du travail afin qu’elle puisse s’adapter aux nouvelles formes de travail et relever les défis nouveaux.

II. Une mutation nécessaire de l’Inspection du travail française à parachever

On ne peut nier que l’Inspection du travail en France a été confrontée à un certain nombre de défis auxquels elle a su en partie répondre (i). Toutefois, une transformation complète de son modèle et de ses missions serait sans doute utile à son efficacité (ii).

(i) Les reformes entreprises de l’Inspection du travail française

L’Inspection du travail avait à faire face à un certain nombre de défis majeurs (Cour des comptes, 2016) :

  • La complexité de la réglementation du travail, la technicité croissante des contrôles dans des domaines tels que les risques sanitaires liés à l’amiante ou aux substances cancérigènes, et plus généralement l’extension des normes dont elle est la gardienne ;
  • La diversification des relations de travail, avec le développement du travail précaire notamment ;
  • La mondialisation de l’économie, avec notamment la lutte contre la fraude à la prestation de service internationale.

Ces nouvelles contraintes rendaient donc nécessaire une adaptation de l’organisation de l’Inspection du travail.
Depuis 2006 l’Inspection du travail a engagé un mouvement continu de réorganisation. Le décret du 20 mars 2014 a prévu une nouvelle organisation territoriale de l’Inspection du travail, effective depuis le 1er janvier 2015, qui implique la suppression de fait des sections.

Cette organisation comprend notamment une unité de contrôle par région spécialisée dans la lutte contre le travail illégal et une unité nationale, jouant également le rôle de bureau de liaison avec les autres inspections européennes. Cette réforme a le mérite de mettre fin à une organisation en sections qui n’était manifestement plus pertinente.

Désormais, le système d’inspection du travail comporte trois échelons :

  • L’échelon central, la Direction générale du Travail, chargée notamment du pilotage et de l’animation de la politique du travail, et qui est l’Autorité centrale de l’inspection du travail en France au sens de l’article 4 de la Convention 81 ;
  • Les DIRECCTE et les DIECCTE, chargées du pilotage de la politique régionale dans le champ du travail, et assistées d’un responsable du pôle Travail ;
  • L’échelon territorial de proximité, situé au sein de l’Unité départementale de la DIRECCTE, est l’unité de contrôle, dirigée par un responsable d’unité de contrôle et composée de sections territoriales dans lesquelles sont affectés les agents de contrôle.

(ii) Une reforme à parachever

Malgré les réformes précitées, il n’en demeure pas moins que les prérogatives de l’Inspection du travail française restent pléthores :

  • Elle est compétente, sauf exceptions, pour l’ensemble des établissements du secteur privé, dans tous les secteurs d’activité hors administrations publiques et territoriales : industrie, commerce, services, agriculture, transports, activités maritimes ;
  • Elle veille à l’application de normes juridiques d’ordre législatif (lois, ordonnances) réglementaire (décrets, arrêtés) – codifiés ou non dans le code du travail – ou d’ordre conventionnel, notamment les conventions ou les accords collectifs ;
  • Elle dispose d’une compétence d’investigation a priori, en présence de toute situation ou relation de travail, pour en vérifier la légalité ;
  • Les privatisations ont, en outre, étendu son champ de compétence à des entreprises qui relevaient autrefois du secteur public, comme La Poste ou France Telecom, à l’exception de l’application des règles qui régissent les agents ayant conservé leur statut public.

Au total, le champ de compétence de l’Inspection du travail porterait aujourd’hui sur environ 1,8 million d’établissements et 18,3 millions de salariés qui se répartissent comme suit (Dares 2017) : tertiaire – 68 % ; industrie – 16 % ; agriculture – 9 % ; construction – 7 %.

Au regard de ce champ de compétence épars, les prérogatives de l’Inspection du travail française sont la plus large de tous les pays de l’UE. D’évidence, ces caractéristiques s’adaptent difficilement au monde du travail d’aujourd’hui.

Ainsi, il apparaît avant tout nécessaire de redonner la priorité aux tâches de contrôle et de mieux en définir le contenu, tout en les coordonnant de façon plus efficace (Cour des comptes, 2016).

Dans la plupart des pays européens, il existe plusieurs services d’Inspection du travail, spécialisés en fonction des branches professionnelles concernées ou des règles de droit du travail dont ils sont les gardiens. En Belgique par exemple, un service contrôle l’application des règles d’hygiène et de sécurité, alors qu’un autre est compétent pour les relations du travail.

Par ailleurs, une simplification des obligations liées aux multiples tâches hors contrôle de l’Inspection du travail entraînerait assurément des gains d’efficience pour une institution qui bénéficie toujours, et à juste titre, d’une bonne image auprès du grand public.

en_GBEnglish (UK)